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Afrique du Sud : la corruption comme mode de gouvernance

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La corruption en Afrique du Sud n’est pas simplement une affaire de mauvaise moralité ou de faiblesse de l’application de la loi. Elle fait partie intégrante des processus de formation des classes, en particulier celle de nouvelles élites noires. Cela signifie que la corruption est avant tout une question de système politique et économique.

Les méchants et les gentils

Des récits peu convaincants décrivent les événements des dix dernières années comme une lutte entre deux forces opposées. D’un côté, les méchants : un réseau de politiciens, de responsables, de courtiers et d’hommes d’affaires de l’entourage de l’ancien président Jacob Zuma et la famille Gupta. Tous sont marqués par le pillage, la capture de l’État et  l’enrichissement personnel. De l’autre les bons : un groupe de politiciens et de citoyens justes. Ce groupe est considéré comme rassemblant les «anciens » activistes de l’ANC, les « bons » aussi bien des entreprises que des citoyens. Ils sont résolus à reconstruire les institutions et la bonne gouvernance, l’état de droit, la crédibilité internationale et à favoriser la croissance et le développement. Ce clivage méchants-gentils n’a pas vraiment de sens en pratique.

Accès limité au bien commun

Le processus qui a été mis en place visait à réformer l’économie et à accélérer l’émergence de nouvelles élites noires. Mais les interventions institutionnelles, telles que l’autonomisation économique des Noirs, ont été insuffisantes. Déjà, pendant la période Thabo Mbeki et sous la présidence de Nelson Mandela, un autre système politico-économique informel était émergeait aux niveaux national, provincial et local. De ce fait, des réseaux de représentants de l’État, d’entrepreneurs ambitieux ainsi que de petits exploitants, trichaient lors des appels d’offre publique ou se livraient à d’autres types de fraudes afin de soutenir ou de créer des entreprises, ou simplement poursuivre leur enrichissement personnel.

Pour plusieurs raisons, il était difficile de canaliser le sentiment d’injustice à l’égard des élites noires et des élites potentielles en Afrique du Sud post-apartheid. Ces raisons incluent la clause relative à la propriété dans la Constitution, les stratégies conservatrices adoptées par le gouvernement de l’ANC, et le fait que les grandes compagnies et les entreprises appartenant à des Blancs dominaient l’économie. D’où la rareté des opportunités. Ceci combiné à une demande élevée, a conduit à une concurrence féroce. Dans ce contexte, l’État est le seul lieu où les exclus ont des chances d’accéder aux opportunités.

Ceci renvoie à la question de la violence. L’émergence de nouvelles classes d’élites est souvent le résultat d’une rivalité féroce, violente et disputée. L’Afrique du Sud n’est pas différente de beaucoup d’autres pays, ni même de l’histoire des élites euro-américaines qui dominent actuellement le monde. En Afrique du Sud, cette violence prend la forme d’incendies de maisons et d’établissements publics, d’intimidations, d’assauts, de déploiement du système de justice pénale pour protéger certaines personnes et s’en prendre à d’autres. Le contexte favorise les assassinats qui ne cessent de croitre.

Cet ensemble de pratiques constitue un système politico-économique informel. Par système, je ne parle pas d’une structure centralement coordonnée ou planifiée. Je fais référence à un ensemble omniprésent et décentralisé de réseaux imbriqués qui se renforcent et se font concurrence les uns les autres et qui incluent l’utilisation de la violence comme stratégie. Ce système a précédé la présidence de Zuma et s’est étendu bien au-delà du réseau Zuma-Gupta. Les récentes révélations sur la corruption au sein de la commission Zondo lors de la capture de l’État, de la banque mutuelle VBS ou dans le livre de Crispian Olver : « Comment voler une ville », le montrent clairement. Il devrait également être clairement établi que le système politico-économique
informel enchevêtre nécessairement le réseau central de bâtisseurs d’institutions du président Cyril Ramaphosa.

Le défi de Ramaphosa

Le principal défi de Ramaphosa est de constituer une coalition stable au sein de l’ANC afin de lancer son projet de reconstruction institutionnelle. Sa trajectoire et la future forme de corruption en Afrique du Sud seront déterminées par le caractère de la coalition qu’il peut former ou qui lui sera imposée par les barons des partis au sein de l’ANC.

Afin de mettre en place des institutions et d’attirer les investissements, il sera nécessaire d’établir une coalition aussi stable que possible. Cela signifie qu’il faudra former une large coalition. Une chose est sûre: la coalition inclura des personnalités corrompues. C’est déjà fait. Le système de copinage entre état et secteur privé restera omniprésent. Malgré tout, le pouvoir de Ramaphosa est précaire dans l’ANC. Ses chances de réussite dans l’établissement d’une stabilité sont faibles. À moyen terme, la trajectoire de la politique sera probablement caractérisée par de multiples contestations sur la mauvaise gouvernance. Cela créera un espace politique de plus en plus instable et violent.

Des problèmes structurels profonds

Le problème est de croire qu’en supprimant des «pommes pourries», on pourra résoudre la corruption endémique. En réalité le mal est bien plus profond. Il faudra bien plus que les discours et actions cosmétiques de Ramaphosa. Il faut certes une mobilisation de la société civile, des journalistes et des juges, afin de contribuer au moins à contenir la corruption mais ça ne sera pas encore suffisant.

On perd de vue les problèmes structurels profonds qui engendrent la corruption en tant qu’aspect de la formation des classes et comme mode de gouvernance.

Il faut revoir profondément les politiques de manière à atteindre un modèle de redistribution de la richesse. Ceci qui pourrait se faire à travers l’incitation dans le sens d’une nouvelle classe d’entreprises noires, notamment dans les secteurs de la fabrication et de l’agriculture, ainsi que pour remédier à la crise de l’éducation. Le résultat serait la formation de classes moyennes professionnelles, scientifiques et techniques. Ce type de solution n’émanera pas de l’administration Ramaphosa, qui est bien plus déterminée à reproduire les politiques de l’ère Mbeki. Il faut un environnement de liberté économique qui permette une véritable capacité de création de richesse. Ce n’est pas à travers une sphère étatique corrompue que le mal sera traité. Le copinage doit laisser la place à la liberté d’entreprendre dans un environnement incitatif.

Karl von Holdt, chercheur principal à la Society Work and Politics Institute de l’Université du Witwatersrand.

Article publié en collaboration avec Libre Afrique.

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