En 2016 le gouvernement kenyan avait opté pour le plafonnement des taux d’intérêt. Cette mesure visait à réduire le coût du crédit et permettre aux pauvres d’accéder au financement. Trois ans après son entrée en vigueur, le gouvernement a demandé et obtenu son abrogation. Pourquoi une telle décision est-elle sage ?
Un rétropédalage pour mettre fin aux effets pervers du plafonnement
Le plafonnement des taux d’intérêt adopté au Kenya en 2016 a eu plusieurs effets pervers. D’abord, il a contribué à décourager l’épargne et entraîné la réduction du crédit au secteur privé. En effet, le plafonnement des taux d’intérêt a réduit la rentabilité et entraîné un manque d’incitation à offrir des prêts sur le marché conduisant à une pénurie de crédits. Après l’instauration du plafonnement des taux d’intérêt, le crédit intérieur fourni au secteur privé par les banques kenyanes en pourcentage du PIB est passé de 33,44% en 2016 à 27,92% en 2018. Cette réduction de l’accès au crédit a touché particulièrement les PME des secteurs du commerce et de l’agriculture. Par exemple, la part du crédit bancaire aux PME dans le volume total de crédit bancaire est passée de 23,4% en 2013 à 19,2% en 2017 puis à 15,8% en 2018[1]. La réduction du crédit au secteur privé est en partie la conséquence de l’éviction du secteur privé au profit du secteur public. Ayant été privés d’une partie de leur clientèle (les plus risqués), les institutions bancaires et financières ont orienté une partie leurs placements vers les titres publics (bons de Trésor). Ainsi, au moment où l’on a enregistré une baisse du crédit au secteur privé, il est bon de souligner que la dette publique intérieure a augmenté de 15% de décembre 2016 à décembre 2017.
Ensuite, les taux d’intérêt plafonnés ont entravé la concurrence du secteur bancaire en diminuant notamment la rentabilité des petites banques. Les petites banques qui offraient des crédits à des clients plus risqués ont vu leur rentabilité baisser car certains de leurs clients ont été exclus du système avec l’adoption du plafonnement. En effet, il est fréquemment admis que plus un placement est risqué plus il doit rapporter. C’est ce principe qui guide l’application de prime de risque contribuant à rendre les taux d’intérêt élevés. Le plafonnement des taux d’intérêt pourrait empêcher dans certains cas l’application de prime de risque. Les clients les plus risqués n’obtiendraient plus de crédit conduisant à une baisse des prêts distribués.
De plus, le plafonnement du taux d’intérêt a eu un effet négatif sur le taux de croissance du PIB. Selon Alper et al. (2019)[2] le plafonnement des taux d’intérêt a entrainé une baisse du taux de croissance du PIB se situant entre ¼ et ¾ points de pourcentage sur une base annuelle. Au Kenya, le taux de croissance du PIB réel est passé de 5,9% au moment de l’adoption du plafonnement en 2016 à 4,9% en 2017 et 5,9% en 2018.
Profiter des bienfaits du retour à la libéralisation
L’abrogation du plafonnement des taux d’intérêt a des avantages énormes pour les clients des banques et l’ensemble de l’économie. Elle entrainera la disponibilité de crédit pour les clients des banques. Cette mesure permettra aux pauvres qui ne peuvent pas toujours offrir de meilleures garanties, donc plus risqués, d’avoir accès au crédit. De plus, avec la suppression du plafonnement, le jeu du marché permettra de récompenser les banques qui prendront des risques mesurés et sanctionner celles qui prendront des risques inconsidérés. Bref, avec l’abrogation de cette mesure, les taux d’intérêt et les marges d’intermédiations fixés par les institutions financières correspondront mieux aux coûts et aux risques assumés. L’information sur le crédit correspondra à la réalité du marché, ce qui permettra une allocation rationnelle des ressources (
épargne/crédit). En effet, il y aura une affectation des crédits aux meilleurs investissements productifs qui auraient pu être laissés de côté avec le plafonnement des taux d’intérêt. L’affectation des crédits aux investissements productifs aura pour conséquence la relance de l’activité économique qui à son tour permettra de lutter plus efficacement contre le chômage et la pauvreté.
Les effets positifs conditionnés par le respect de certains préalables.
S’il est vrai que l’abrogation aura des effets positifs sur l’économie kenyane, cela ne sera possible que si certaines conditions sont réunies. D’abord, la mise en place de règles prudentielles intelligentes et adaptées au contexte est indispensable. Les conditions d’offre de crédit par les banques fixées par la Banque Centrale ne doivent pas être trop contraignantes mais elles ne doivent pas non plus être trop laxistes. Il est aussi indispensable que les institutions de régulation garantissent une concurrence saine en abolissant les barrières à l’entrée et en établissant des lois anti-trust. Ces mesures contribueront à la baisse des taux d’intérêt à terme. Néanmoins, le cadre juridique et réglementaire doit être dissuasif pour éviter que les banques ne se lancent dans une course effrénée pour l’octroi de crédit sans une analyse sérieuse des risques.
Par ailleurs, pour amener les banques à prendre les bonnes décisions dans l’octroi du crédit, elles doivent disposer d’informations fiables sur les demandeurs de crédits. Par conséquent, il apparait nécessaire que le gouvernement s’assure que le crédit info récemment créé dispose du maximum d’informations sur tous les demandeurs de crédit (petits comme grands). La disponibilité et le partage de l’information seront de nature à garantir la transparence dans le système bancaire et financier. Enfin, la garantie de la stabilité macroéconomique est aussi une condition indispensable au succès de cette mesure. La rigueur budgétaire doit être de mise au niveau de l’Etat pour éviter qu’il n’ait régulièrement recours au marché financier pour financer ses déficits en évinçant ainsi les particuliers et les entreprises du marché de crédit.
Somme toute, le retour à la libéralisation du taux d’intérêt relève du bon sens car elle correspond à la loi naturelle de l’offre et de la demande qui devait établir la vérité des prix, en l’occurrence le loyer de l’argent. Si une telle libéralisation est accompagnée par des mesures créant les conditions de la transparence, d’une concurrence saine et de la stabilité macroéconomique, il y a de fortes chances que les Kenyans profitent de la démocratisation du crédit.
Germain KRAMO, analyste économiste. Le 4 décembre 2019.
Article publié en collaboration avec Libre Afrique.
[1] Central Bank of Kenya (2018), « Bank supervision report 2018”.
[2] Emre Alper, Benedict Clements, Niko Hobdari, and Rafel Moyà Porcel (2019) “Do Interest Rate Controls Work? Evidence from Kenya », IMF Working Paper WP/19/119
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