Kankan, une femme a été sauvagement tuée par son compagnon, sous prétexte d’infidélité. L’émoi est national, la justice s’active. Mais cette indignation sélective ne masque-t-elle pas d’autres crimes, plus vastes, plus silencieux, auxquels nous avons choisi de fermer les yeux ?
Le marché Dibida, à Kankan, a été le théâtre d’une tragédie aussi brutale que révoltante. Bangaly Traoré, quinquagénaire, a froidement ôté la vie de Konaté Adama, commerçante et mère de famille, l’accusant d’infidélité. Un coup de couteau asséné en pleine journée, sous les regards impuissants, suivi d’une scène surréaliste : l’assassin parade, arme à la main, se glorifiant de son geste. La police intervient, le procureur s’empresse de qualifier l’acte : assassinat avec préméditation. La population est appelée au calme, la justice promet de faire son œuvre.
L’indignation est immédiate. L’émotion, légitime. Ce meurtre est l’expression d’une violence patriarcale archaïque qui continue de faucher des vies de femmes, sous couvert d’honneur bafoué et de possessivité morbide. Mais, au milieu des cris et des condamnations, une question dérangeante surgit : ne serait-ce pas là un excès d’indignation sélective ?
Car à y regarder de plus près, le crime de Bangaly Traoré, aussi odieux soit-il, est loin d’être le seul sang versé sur l’autel de l’impunité en Guinée. Où était cette même ferveur populaire lorsque, en septembre 2021, un groupe de militaires armés prenaient d’assaut le palais présidentiel, exécutant plus d’une centaine de gardes pour s’emparer du pouvoir ? Ces corps anonymes, jetés dans l’oubli, n’ont jamais bénéficié d’enquête sérieuse, ni même d’un simple retour à leurs familles. Pourtant, aucun tribunal spécial, aucun communiqué solennel n’a été émis pour demander des comptes.
Pire encore, cette prise de pouvoir sanglante n’a pas suscité la même onde de choc. Des intellectuels, des opportunistes, des cadres pressés de se rallier aux nouveaux maîtres, ont applaudi ce coup d’État sans sourciller, troquant l’exigence morale contre des promesses de privilèges. Depuis, le régime s’est installé, fermant les journaux, muselant les opposants, kidnappant les voix dissidentes, poussant à l’exil ceux qui osent contester. Un climat de terreur feutrée s’est abattu sur la Guinée, sans que cela ne provoque, semble-t-il, l’émoi que suscite aujourd’hui un crime isolé.
Alors posons la vraie question : Bangaly Traoré est-il plus crapuleux que ceux qui, avec les outils d’État, verrouillent le pays, piétinent les libertés, gouvernent par la peur et le bâillon ? Son couteau est-il plus meurtrier que la répression systématique, plus sauvage que les disparitions orchestrées par ceux qui nous dirigent ?
Le crime individuel choque, car il est visible, immédiat, sanglant. Mais les crimes d’État, eux, avancent masqués sous les oripeaux de l’ordre et de la stabilité. Ils tuent tout autant, sinon davantage, mais nous avons appris à les accepter, à les rationaliser, à les taire.
Cette hiérarchie de l’indignation est non seulement indécente, elle est dangereuse. Tant que les crimes des puissants seront relégués au second plan, tant que nous pleurerons davantage une victime poignardée qu’une centaine d’hommes massacrés dans l’ombre du pouvoir, alors la Guinée restera prisonnière de son hypocrisie et de ses bourreaux.
À Dibida, la justice promet de faire son travail. Mais qui, sinon l’Histoire, osera juger ceux qui nous gouvernent comme Bangaly Traoré a gouverné la vie de sa victime : avec violence, sans limite, sans remords ?
Par Aboubacar Fofana, pour ceux qu’on oublie d’enterrer.