En Guinée, la presse privée est en pleine déliquescence. Depuis plus de deux mois, plusieurs radios et télévisions ont vu leurs ondes brouillées ou leur antenne tout simplement suspendue. Cela fait deux mois que les accès aux réseaux sociaux et aux services d’appels comme WhatsApp sont bloqués. Avec l’arrestation la semaine dernière du secrétaire général du Syndicat des professionnels de la presse de Guinée pour avoir appelé à manifester, plusieurs médias dénoncent une censure généralisée et orchestrée par les autorités de transition. Entretien avec Lamine Guirassy, journaliste, fondateur et PDG du groupe Hadafo Médias.
RFI : Votre groupe Hadafo Médias a décidé de suspendre son émetteur FM dans la capitale Conakry. Pour quelle raison ?
Lamine Guirassy : Depuis le mois de novembre 2023, l’ARPT, qui est l’autorité de régulation en Guinée des médias et de l’audiovisuel, a décidé de carrément brouiller notre fréquence, sans raison. Nous n’avons pas reçu de communiqué, ni de lettre par rapport à ça. Aujourd’hui, Hadafo Médias est en règle avec l’ARPT, c’est-à-dire qu’on ne doit aucune facture à cette autorité. On a écrit à l’ARPT, à la Haute autorité de communication (HAC), à la présidence de la République pour comprendre un petit peu ce qui se passait, on n’a jamais eu de retour. Mais on sait exactement que c’est l’ARPT qui bloquait, qui brouillait notre fréquence, notamment la fréquence de notre radio Espace Guinée, et ceci à des heures très précises, c’est-à-dire à l’heure de notre émission de débats Les Grandes gueules. Entre 9h00 et 12h00, ils brouillaient complètement la fréquence. Après, ils se sont rabattus aussi sur Sweet FM – parce que l’émission y est rediffusée -, notre deuxième radio, à 18h. Bizarrement, à 18h, la fréquence de Sweet FM aussi est brouillée.
Dans le même temps, vous dites ne plus être maître de votre fréquence. Désormais, c’est de la musique qui joue en continu, malgré la suspension de votre émetteur ?
Oui, de la musique pour rendre hommage à l’armée guinéenne, appelant à soutenir l’armée et combattre les traîtres de la Guinée. C’est une chanson du Bembeya Jazz National que Demba Camara a chanté dans les années 70 pour faire allusion à l’agression portugaise du 22 novembre 1970 en Guinée. Elle passe en boucle sur la fréquence.
C’est-à-dire des messages de propagande qui datent de la première République sous le président Ahmed Sékou Touré ?
Exactement.
Vos radios sont brouillées, votre chaîne télé a été suspendue des bouquets satellites sur demande des autorités de transition, plusieurs médias guinéens ont déjà mis leur personnel au chômage technique. Quelle est la situation de votre groupe ?
Avec la situation qui prévaut, il va évidemment falloir prendre des dispositions. Depuis le mois de décembre 2023, l’audimat baisse parce que l’État a demandé aux opérateurs Canal+ et Startimes de couper la diffusion d’Espace TV. Les pertes aujourd’hui s’élèvent à des milliards de francs guinéens. Donc, évidemment que ça aura des répercussions sur les salariés dans les semaines à venir, et si la situation ne s’arrange pas, nous serons obligés de faire comme d’autres médias pour pouvoir, au moins, peut-être, avoir le service minimum, mais économiquement, c’est très compliqué.
La HAC justifie la suspension de vos antennes par des raisons de sécurité nationale, ce n’est pas un argument suffisant pour vous ?
Il y a aucune explication sur ce qui est en train de se passer. Tout ce qu’on nous a dit, enfin, tout ce que nous avons vu comme information sur internet, c’est pour des raisons de « sécurité nationale ». Mais en vrai, ce n’est pas du tout ça. Que va-t-il se passer dans les semaines à venir ? Nous, on n’a pas d’explication… Bien malin celui qui peut prévoir ce qui peut se passer dans les jours ou les mois à venir. L’idée, c’est de mettre en « off » tous les médias et toutes les voix dissonantes. Aujourd’hui, en Guinée, c’est ça l’idée. Parce que déjà, pour internet – je ne vous l’apprends pas – depuis plus de deux mois maintenant, nous n’avons pas de connexion. Je parlais tout à l’heure de chape de plomb, donc c’est un peu ça, en fait : les gens ont peur. Quand est-ce que cette situation va s’arrêter, personne ne peut le dire. C’est un climat de désolation, à l’image de l’explosion du dépôt d’hydrocarbures de Kaloum en décembre dernier. Donc, les gens se cherchent, on ne comprend pas, on ne comprend pas. Le sauveur est devenu l’oppresseur.
Voilà maintenant 17 ans que vous avez fondé Hadafo Médias. C’est le plus ancien groupe audiovisuel du pays. Vous-même avez traversé quatre régimes présidentiels, civils et militaires, avec lesquels les rapports n’étaient pas toujours faciles. En quoi la situation actuelle est-elle différente ?
Nous n’avons jamais vu ça quand on parle de transition. Nous, c’est la deuxième fois qu’on assiste à une transition militaire, après Konaté et après Dadis. Au temps d’Alpha Condé, on a tellement dénoncé, on a tellement critiqué, mais jamais Alpha Condé n’est allé à ce point-là, à demander aux opérateurs d’occulter des chaînes ou à brouiller les fréquences. Jamais il ne l’a fait. Est-ce que notre État est en train de devenir la Birmanie ? Je n’en sais rien du tout, mais je me pose des questions, parce que la chape de plomb, c’est juste extraordinaire. C’est-à-dire que vous travaillez, mais vous rentrez à la maison, et vous vous dites peut-être que ce qu’il reste, c’est l’élimination physique. Ce qui est en train de se passer est inédit, c’est tellement grave que c’est juste incroyable.
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