Au moment où des jeunes enseignants contractuels continuent leur grève afin de protester contre l’introduction de la contractualisation dans l’éducation nationale et la remise en cause de la sécurité d’emploi à vie, ces jeunes sont présentés comme étant des inconditionnels de la fonction publique. Et ils ne sont pas les seuls qui sont qualifiés comme tel, puisque si l’on en juge par la dernière enquête nationale socioéducative disponible (2016), 60% des bacheliers n’ont d’yeux que pour la fonction publique. Alors, s’agit-il d’une culture de fonctionnariat qui a été normalisée au fil du temps dans le pays ou la vérité est-elle ailleurs ?
Un manque de préparation aux exigences du secteur privé
C’est un secret de polichinelle de dire qu’une bonne partie des jeunes marocains n’est pas habilitée à relever les exigences du salariat dans le privé et encore moins celles de l’entrepreneuriat. L’inadéquation entre la formation et l’emploi est malheureusement un frein majeur à la qualification et l’insertion professionnelle des jeunes. En effet, la majorité des étudiants choisissent souvent des filières qui ne correspondent pas aux besoins des employeurs sur le marché de travail, soit parce qu’ils n’ont pas les atouts et/ou les moyens financiers nécessaires, soit parce que l’offre pédagogique n’existe pas. Certes, ces dernières années, les établissements scolaires commencent à réajuster leurs formations, néanmoins le contenu, la qualité et l’encadrement ne sont pas toujours à la hauteur des attentes des employeurs. Par suite, tous ces jeunes ayant un diplôme, presque par défaut, n’ont d’autre espoir que d’intégrer la fonction publique, à la fois parce que ses exigences sont moins rédhibitoires que dans le secteur privé, et parce que l’architecture d’enseignement public a été conçue depuis l’indépendance en priorité pour occuper les administrations. Ceci dit, tous les jeunes ne choisissent pas la fonction publique par défaut, mais surtout parce qu’elle présente des avantages avérés par rapport au secteur privé.
Un fonctionnariat rendu plus rentable que le salariat privé
Les jeunes comme tout être humain, et c’est légitime, font des choix en effectuant des arbitrages personnels entre les coûts et les bénéfices associés aux options s’offrant à eux. Et cet arbitrage est influencé par les règles encadrant l’emploi aussi bien dans le secteur privé que dans le secteur public. La première de ces règles est la rémunération. Et contrairement aux idées reçues, au Maroc le salaire moyen (en 2018) dans la fonction publique s’élèvait à 7549 dhs contre 5120 dhs dans le privé. Le même écart touche le salaire minimum qui est de 3000 dhs dans la fonction publique contre seulement 2570 dhs dans le privé. Autrement dit, avec la fonction publique les jeunes auront la chance d’être mieux rémunérés. Ainsi, l’on se retrouve avec un salaire moyen dans l’administration dépassant largement celui du privé (1,52 fois) alors que l’écart public/privé est de 1,3 fois dans la région Mena.
En sus de la rémunération généreuse, la fonction publique offre la sécurité d’emploi et la couverture sociale, ce qui est loin d’être négligeable dans un pays où la précarité d’emploi est omniprésente et où les filets sociaux font défaut. En effet, les emplois créés par le secteur privé reste l’œuvre de TPE/PME (86% employant moins de 11 salariés) qui sont faiblement qualifiés et insuffisants en nombre pour favoriser une insertion professionnelle des jeunes diplômés. Par ailleurs, selon les statistiques du HCP, 59,4% ne disposent pas de contrat, et ce taux atteint près de 79% chez les moins de 25 ans. Et qui dit absence de contrat, dit un plus grand risque d’exposition aux aléas dans le privé pour les jeunes futurs employés (accidents de travail, maladies, etc.). Ainsi, près de 3 sur 4 employés (74%) dans le privé ne dispose pas de couverture médicale de base, et 80% ne sont pas couverts par un système de retraite. Par ailleurs, le privé n’est pas réputé
pour ménager les employés. En effet, quatre actifs occupés sur dix (40,4%) travaillent plus de 48 heures par semaine dans le secteur privé (plus que les 44 heures légales par semaine). Avec ce constat implacable de la précarité de l’emploi dans le secteur privé, il n’est pas étonnant que l’image d’un employeur privé ait une image de cupide et d’exploiteur chez la majorité des jeunes marocains.
Enfin, en matière de gestion de carrière, là encore le secteur public présente des avantages aux yeux des jeunes par rapport au secteur privé. En effet, concernant l’évaluation et la progression dans l’échelle, la productivité et la compétence sont fondamentales pour les entreprises privées, alors que dans la fonction publique les diplômes, la règle de jeu est calée sur l’ancienneté et le dialogue social. De même, le contrôle est plus strict dans le secteur privé car l’employé est sanctionné en cas de défaillance ou absentéisme, contrairement au secteur public où il y a plus de laxisme et de tire-au-flanc. Autrement dit, un fonctionnaire bénéficie de plus de liberté et d’indulgence qu’un salarié dans le privé. Il peut aussi profiter de la « mise en disponibilité » (congé sabbatique) pour mener un projet personnel tout en retrouvant son emploi. Toutefois, le salarié d’entreprise n’a aucune garantie de ce droit. Il est face alors à une procédure discrétionnaire qui dépend du bien vouloir de l’employeur.
Somme toute, la majorité des jeunes marocains ne portent pas la fonction publique dans leur ADN. Ils sont juste rationnels dans le sens où en faisant un calcul simple, ils s’aperçoivent facilement qu’être fonctionnaire est plus rentable que devenir salarié d’une entreprise. Il s’agit d’une discrimination entre les deux secteurs engendrée par les règles du jeu (institutions) organisant la rémunération, la protection sociale, le temps de travail, la gestion de carrière, la durée de contrat et l’évaluation. Autrement dit, si demain on met en place les mêmes règles (pour plus d’équité) dans les deux secteurs, il ne serait pas étonnant qu’il y ait moins de jeunes qui veillent devenir fonctionnaires et il y aura certainement moins de chômage volontaire.
Hicham El Moussaoui, Professeur HDR, Université Sultan Moulay Slimane (Maroc)
Article publié en collaboration avec Libre Afrique