Par décret n°1162 du 19 août 2019, le président Deby a instauré un état d’urgence suite à la recrudescence des conflits intercommunautaires dans les provinces du Ouaddaï, du Sila et du Tibesti. Ces conflits, de plus en plus meurtriers, ont récemment fait plus de cent morts dans les deux premières provinces citées. Bien que les questions de pâturages soient le mobile des conflits, l’intrusion de l’Etat n’est pas anodine. Face à la divergence des opinions sur la scène politique, que penser vraiment d’une telle décision ?
Un chantage politicien
Les populations du Ouaddaï géographique incluant la province du Sila et celle du Tibesti visées par cet état d’urgence, sont historiquement des populations hostiles au régime du président Deby depuis ses premières heures de règne. Si la belligérance du Tibesti est connue à travers des rebellions et des mouvements armés depuis plus de 40 ans, celle du Ouaddaï l’est moins. Terre pacifique très attachée à la foi islamique, le Ouaddaï a toujours refusé de se laisser manipuler par les politiques qui souhaitent surfer sur les luttes fondées sur l’appartenance religieuse ou géographique à travers les stéréotypes chrétiens/musulmans ou nordiste/sudiste. Un stratagème que le régime actuel utilise depuis bientôt 30 ans pour diviser afin de mieux assurer sa longévité.
Lors des cinq élections présidentielles que le président Deby a briguées, le Ouaddaï a toujours été un électorat difficile à conquérir pour le MPS (parti de Déby : Mouvement patriotique du salut). La préférence étant donnée au Parti pour les Libertés et la Démocratie du Pr. Ibni Oumar Mahamat Saleh, fils du terroir, porté disparu à la suite des évènements de 2008. Aux dernières présidentielles de 2016, ce sont Saleh Kebzabo et Mahamat Ahmat Alhabo, héritiers du Pr. Ibni, qui ont volé la vedette au MPS du président Deby. Un ensemble d’affronts que le régime a subi et auxquels il souhaite répondre maintenant.
L’état d’urgence est donc un moyen légal permettant de punir ces différents peuples récalcitrants sans éveiller de soupçons de vengeance de la part de l’État. Pour s’en rendre compte, les différents états d’urgences instaurés répondaient aux agressions des rebelles (2006 et 2008) ou à la menace terroriste comme dans la région du Lac depuis 2015. Instaurer un état d’urgence pour résoudre un conflit communautaire, c’est une première au Tchad alors que depuis toujours, agriculteurs et éleveurs se battent au sud du pays pour les mêmes raisons de pâturages. Si le Ouaddaï, le Sila et le Tibesti attirent l’attention du pouvoir au point d’y appliquer la force, c’est qu’il y vraiment lieu de s’interroger sur les réelles motivations du pouvoir. Tout porte donc à croire que l’Etat instrumentalise cette situation d’exception pour punir ceux qui refusent de partager sa vision. Une méthode qui vient couronner les autres moyens de division dont l’instrumentalisation des chefferies traditionnelles.
Les conflits communautaires : une instrumentalisation politique
Les différents conflits qui ont surgi dans le Ouaddaï et le Sila, même s’ils ne sont pas directement imputables aux manigances de l’Etat, ce dernier a activement contribué à les envenimer en tirant les ficelles à distance. En novembre 2018, un conflit naît entre les agriculteurs Maba et les éleveurs arabes, repartis dans les provinces du Ouaddaï et du Sila. Au lieu de s’appuyer sur les chefferies traditionnelles et la justice pour le régler, l’Etat a préféré suspendre les sultans des zones de conflits. Pire, le sultan du Dar Ouaddaï Ourada II qui dénonçait l’impunité dont bénéficient les éleveurs, est destitué et remplacé par un autre n’appartenant pas à la lignée de la chefferie. Pourtant le sultanat du Ouaddaï est la résultante du puissant empire du Ouaddaï qui a vaillamment combattu la colonisation française au début du XXe siècle. Le Sultan Ourada II, comme tous ses prédécesseurs à la tête de ce sultanat sont des personnalités très écoutées. Et
dans le jeu politique, ils peuvent facilement renverser la tendance en apportant leur soutien à un tiers. Un soutien que le sultan Ourada II a refusé au MPS du président comme l’aurait fait la majorité des autorités traditionnelles qui, pour des raisons pécuniaires, vendent la conscience collective au profit du régime en place. Partout, au Tchad les chefferies traditionnelles sont soumises à la loi du MPS qui les utilise à sa guise. Les uns dociles, continuent à se délecter alors que d’autres se voulant neutres ou ayant des convictions différentes, sont réprimés, humiliés et dépouillés de leurs chefferies. Du canton Mina à Faya-Largeau au canton de Sarh, le mode opératoire est le même : les chefs traditionnels doivent se mettre au service du régime ou quitter les affaires. Dans l’impossibilité, soit, le pouvoir crée de nouveaux cantons en morcelant ceux déjà existant, soit il crée des conflits et durcit la répression comme dans le Tibesti, dans le seul but d’affaiblir les communautés qui lui sont hostiles. Un mode de gouvernance qui rappelle bien l’attitude de la France envers les dirigeants africains.
En somme, après les conflits communautaires dont il est l’instigateur de l’ombre, l’Etat sort les crocs avec cet instrument légal qu’est l’état d’urgence pour réprimer ceux qui ne partagent pas sa vision. S’il y a une réelle volonté de paix, l’État devrait régler le problème de définition et de sécurisation des droits de propriété foncière, notamment entre éleveurs et agriculteurs. De même, le président Déby devrait respecter la liberté de choix politique de ses concitoyens afin de gagner sa légitimité par la persuasion et non par la répression, pour éviter qu’il y ait de nouvelles victimes.
Narcisse OREDJE, blogueur tchadien.
Article publié en collaboration avec Libre Afrique