L’été des indépendances (10). Le Camerounais est l’un des derniers nationalistes à avoir lutté contre le colonisateur puis le régime d’Ahmadou Ahidjo et à leur avoir survécu.
Assis dans la pièce principale de son modeste studio en planches, Mathieu Njassep regarde le mur. Il est tôt. Le vieux combattant vient de faire sa prière. Ses yeux s’attardent sur un cliché en noir et blanc accroché face à lui, au-dessus des photos de famille. « C’est le jour de notre procès, confie-t-il. Avec les camarades Ernest Ouandié et Raphaël Fotsing que vous voyez sur cette photo, nous avons été condamnés à mort. Eux ont été fusillés, moi, je ne sais toujours pas pourquoi j’ai été épargné. »
La photo a été prise en 1970 et Mathieu Njassep, âgé aujourd’hui de 81 ans, est l’un des derniers témoins de ces événements. L’un des derniers nationalistes camerounais à avoir lutté contre le colonisateur puis le régime d’Ahmadou Ahidjo et à leur avoir survécu. Ses compagnons, à l’époque, l’appelaient « Ben Bella », en référence au premier président de l’Algérie indépendante.
Pour comprendre la ténacité du vétéran, il faut prendre le temps, à ses côtés, de replonger dans l’Afrique coloniale des années 1950. Le Cameroun est alors sous la tutelle des Nations unies et administré par la France et le Royaume-Uni. A l’époque, l’Union des populations du Cameroun (UPC), parti politique créé en 1948 dans le but de réunifier les deux parties du pays et de lutter pour l’indépendance immédiate, donne du fil à retordre aux Français. Ruben Um Nyobè, son secrétaire général, se rend à trois reprises à l’ONU pour réclamer l’indépendance.
Emeutes sanglantes
En mai 1955, de sanglantes émeutes éclatent dans plusieurs villes du pays. Le pouvoir colonial en profite pour interdire et dissoudre l’UPC et de nombreux militants sont arrêtés, torturés, assassinés. Les autres prennent le maquis, fuient vers la partie anglophone du Cameroun et à l’étranger, où vers les forêts des régions francophones où ils sont traqués par les colons. Ruben Um Nyobè est tué le 13 septembre 1958 dans une brousse de Libelingoï, dans le centre du Cameroun.
Le jeune Mathieu Njassep, orphelin de père et de mère, a une vingtaine d’années quand il rencontre pour la première fois, dans l’Ouest, des combattants indépendantistes. Ces derniers réunissent régulièrement les jeunes comme lui et leur font faire des commissions. « On nous envoyait dans les villages voisins avec des lettres qu’il fallait remettre en main propre », se souvient-il.
Quand le Cameroun obtient son indépendance, le 1er janvier 1960, l’UPC s’insurge contre une libération fictive, car sous l’égide de la France, et se mobilise contre le gouvernement dirigé par Ahmadou Ahidjo. C’est à cette époque que Mathieu Njassep rejoint l’Armée de libération nationale du Kamerun (ALNK), la branche armée de l’UPC.
Armés de fusils traditionnels, de machettes, de flèches, ils attaquent des postes de militaires dans l’ouest du pays. « En juin 1960, le président Ahidjo a demandé le renfort de la France. On était bombardés du ciel et combattus au sol. Les Français nous ont largué du napalm. Ça brûlait », se rappelle avec douleur Mathieu Njassep. Pis, pour isoler davantage les combattants, les villages sont vidés. Les habitants sont « regroupés dans des camps de concentration » en ville. Les militaires français exposent des têtes de militants tués pour imposer la terreur.
« On buvait les sèves des lianes »
Les nationalistes se replient dans les brousses où ils sont pourchassés par les soldats. La vie y est difficile. La
nourriture manque. Pour survivre, Mathieu Njassep et ses camarades sont parfois obligés d’abattre des palmiers et de manger la partie intérieure du tronc. « On consommait aussi des fruits sauvages. On imitait les singes. Dans certains lieux, il n’y avait pas d’eau. On coupait les lianes et on buvait les sèves. »
Après l’assassinat, en novembre 1960, du chef de l’UPC Félix-Roland Moumié – empoisonné par les services de renseignement français en Suisse –, Ernest Ouandié rentre clandestinement au Cameroun pour réorganiser la lutte. Mathieu Njassep devient son secrétaire particulier. Dans le maquis, il rédige des tracts, envoie des correspondances.
Pour le régime Ahidjo empêtré dans cette guerre civile, l’arrestation d’Ernest Ouandié devient la priorité. Sa traque aboutit à son arrestation et à celle des ses compagnons à Mbanga, sur le littoral camerounais, en 1970. Ils sont transférés vers Yaoundé, à la Brigade mobile mixte (BMM), haut lieu de torture de la capitale. « Chaque jour, on était battus, plusieurs fois jusqu’au sang. On nous torturait au courant électrique qui était appliqué sur les parties sensibles comme le sexe. On était enchaîné tout le temps, affamés », frissonne encore Mathieu Njassep.
Après un procès expéditif, Mathieu Njassep voit sa peine commuée en prison à vie. Déporté dans le nord, loin de sa famille qui le croit mort, il ne sortira de prison qu’en 1985. A nouveau libre, il s’installe à Douala, la capitale économique, et devient tour à tour employé dans la boulangerie d’un ami d’enfance et commerçant. Il se marie, accueille son unique fille et perd son épouse à la suite d’une longue maladie.
Qui, dans son pays, connaît son histoire ? D’après Thomas Deltombe, Jacob Tatsitsa et Manuel Domergue, auteurs de l’ouvrage Kamerun ! Une guerre aux origines de la Françafrique (éd. La Découverte, 2011), entre 1955 et 1971, des dizaines de milliers, voire davantage, de personnes ont été tuées au Cameroun. Malgré ces atrocités, la lutte pour l’indépendance a été comme occultée. Il a fallu attendre 1991 pour que l’Assemblée nationale et un décret présidentiel reconnaissent Ruben Um Nyobè, Ernest Ouandié et Félix-Roland Moumié comme des « héros nationaux ». Les survivants, eux, sont restés dans l’oubli.
« Contre-vérités »
Aujourd’hui, « leurs familles vivent dans l’extrême misère alors que ceux qui ont collaboré pour obtenir une indépendance sans substance ont reçu toutes sortes de gratifications », déplore Jacob Tatsitsa écrivain et doctorant en histoire à l’université d’Ottawa au Canada, interrogé par le Monde Afrique. Selon le coauteur de Kamerun !, le sacrifice de Mathieu Njassep, mérite une consécration comme « héros vivant de la nation camerounaise ». « Il faudrait lui donner la parole pour démentir l’histoire officielle et les contre-vérités », ajoute-t-il.
Le nationaliste milite toujours au sein du parti UPC-Manidem, la branche dite des fidèles,
encore illégale, et ne ménage pas ses critiques contre le président Paul Biya, qui dirige le pays d’une main de fer depuis trente-huit ans. Son régime est rongé par « la corruption, le néocolonialisme, le népotisme, la répression, le favoritisme », estime le vieil homme. « Il a peur de l’UPC, ajoute-t-il, car il a commencé à travailler avec Ahidjo dès le début des années 1960. Il nous a combattus et continue de nous combattre. Il faut qu’il sache que la vraie histoire du Cameroun sera connue. »
Le vétéran a justement un « grand rêve » : voir le programme « minimum en trois points de l’UPC » se concrétiser avant sa mort. En d’autres termes : indépendance, bien-être des populations et la réunification des deux Cameroun. Il est « fédéraliste » et le conflit en cours dans les deux régions anglophones de l’Ouest le peine. Débutée par des revendications corporatistes des enseignants et des avocats en 2016, la crise a tourné ces dernières années à la guerre civile entre les séparatistes et l’armée camerounaise. Une autre guerre pour l’indépendance.
Source: Le Monde