Oumar Yacine Bah, ancien journaliste et fondateur d’organes de presse (Le Djawiré, Le Jour, Guinée Nouvelle), a siégé à la toute première équipe de la Haute Autorité de la Communication (HAC), de 2015 à 2020. Il est aujourd’hui à la tête de l’Institut Afrique Emergente, un jeune think tank citoyen, A l’ occasion de l’An 58 de l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA), devenue le 9 juillet 2002 l’Union Africaine (UA), nous l’avons rencontré pour parler de cette organisation panafricaine mais aussi aborder quelques sujets d’actualité du continent. Il nous livre ici son analyse.
Avant d’entamer le vif du sujet, Monsieur Bah que signifie l’Institut Afrique Émergente que vous dirigez présentement et quelle est sa mission?
L’Institut Afrique Émergente est un think tank indépendant à but non lucratif, ayant son siège à Conakry, qui a une vision panafricaniste. Regroupant un groupe d’intellectuels (consultants, chercheurs, enseignants et autres experts), ce think tank mise sur la valorisation des ressources humaines à travers le continent par l’éveil des consciences de nos populations afin qu’elles puissent se prendre en charge et ; nous constituons ‘’un laboratoire d‘idées’’ issues de nos recherches pour en faire des propositions aux décideurs au niveau des pouvoirs publics et ceux du secteur privé. Aussi, nous comptons œuvrer pour le renforcement d’une société civile responsable, indépendante par le biais de programmes de formations. Tout ceci peut se matérialiser à des travers des travaux de recherche, des publications, des conférences et des séminaires.
Pourquoi avez-vous choisi Conakry comme siège de votre think tank ?
Avant tout nous sommes en Guinée, c’est notre pays de naissance. Mais, il ne faut pas oublier que le Guinéen est très panafricaniste par le fait de son passé. Le Président Sékou Touré, père de l’indépendance guinéenne, a joué un rôle de premier plan en Afrique, notamment dans la phase de décolonisation. Il est l’un des pères fondateurs de l’OUA. Diallo Telli a été d’ailleurs le premier secrétaire général de cette organisation panafricaine, une décennie durant. Et quoi qu’on dise, l’actuel président de la République, Alpha Condé, est un panafricaniste. Pendant sa jeunesse, il a dirigé la Fédération des étudiants africains en France (FEANF), créée par le groupe de l’ancien directeur général de l’UNESCO, Amadou Mathar Mbow en 1950. Déjà, parmi les membres fondateurs de la FEANF, il y avait un autre Guinéen, N’Ki Traoré. Ce n’est pas pour rien donc que le président Alpha Condé a été désigné président en exercice de l’Union Africaine en 2017.
Donc comme vous le constatez, notre vision est de haute portée, mais pas impossible, car nous croyons en la capacité de l’Afrique de sortir de l’ornière et de se projeter dans un futur immédiat où elle sera la locomotive de l’Humanité entière. Quand on dit que « l’Afrique est l’avenir du monde », ce n’est pas une utopie. Ça peut être une réalité à condition qu’on parvienne à nous départir de l’afro-pessimisme et de nous libérer du joug de l’ignorance et de la pauvreté.
Justement, ce 25 mai 2021, l’Afrique vient de célébrer les 58 ans de l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA), devenue Union Africaine. En tant qu’analyste, quel est votre constat sur l’évolution du continent durant ces six décennies ?
Avant tout, je dirais qu’il faut rendre hommage aux pères fondateurs de l’OUA comme l’Empereur Hailé Sélassié 1er , les Présidents Gamal Abdel Nasser, Kwame Nkrumah, Ahmed Sékou Touré, Jomo Kenyatta, Multon Obote, Julius Nyerere, Modibo Keita, Léopold Sédar Senghor, Houphouët Boigny, William Tubman etc… qui ont eu le mérite et le courage de poser les premiers jalons de l’union continentale alors qu’on venait de sortir fraichement de la colonisation et en pleine période de guerre froide. A ce niveau, leur acte a été salutaire. Mais si on se fonde sur l’idéal préconisé par les pères fondateurs de l’OUA, on peut dire que le projet tel que nous le concevons aujourd’hui a été est un échec. Car l’idéal consistait à créer l’intégration politique et économique du continent pour en faire un ensemble fort, uni et prospère où les Africains parlent d’une même voix. Autrement dit, la création d’un Etat fédéral à l’instar des Etats-Unis d’Amérique. Mais tel n’est pas le cas aujourd’hui. Le principal acquis de l’Organisation panafricaine est la décolonisation totale du continent. Ce qui est d’ailleurs à relativiser, vu les immixtions régulières et intempestives des puissances étrangères dans nos affaires intérieures. Plus de 60 ans d’indépendance, nos sociétés sont déchirées plus que jamais, la pauvreté est devenue plus endémique.
A votre avis, de quoi est dû cet échec ?
Un édifice pour qu’il puisse résister aux temps et aux intempéries, il doit avoir un fondement solide. Or, les pères fondateurs ont pris à l’époque une option consistant à bâtir l’union africaine dans son intégralité par étapes. Ce qui n’a pas marché parce qu’ils n’ont pas suivi Kwame Krumah. Celui-ci, dans son discours prononcé le 24 mai 1963 à Addis Abeba lors du sommet des 33 chefs d’Etat marquant l’acte de naissance de l’OUA, disait « Notre objectif c’est, dès maintenant, l’unité africaine. Il n’y a pas de temps à perdre. Nous devons maintenant nous unir ou périr. ». Et c’est là où nous sommes aujourd’hui, malheureusement. On dirait que le leader ghanéen devançait son époque puis que dans ce même discours, qui devrait être une bréviaire pour nous aujourd’hui, il affirmait que « notre indépendance économique réside dans notre Union Africaine et exige la même concentration sur les réalisations d’ordre politique. » et plus loin, il ne manquera pas d’avertir ses pairs en disant : « Si nous ne créons pas dès maintenant l’Unité africaine, nous qui siégeons ici aujourd’hui, nous serons demain les victimes et les martyrs du néo-colonialisme. ». Les faits lui donneront raison bon sang. Pourtant, dans une vision claire et pragmatique, il a esquivé des pistes en indiquant que « Cette union, nous devons la réaliser, sans sacrifier nécessairement nos diverses souverainetés, grandes ou petites, nous avons, dès maintenant et ici même forgé une union politique fondée sur une défense commune, des affaires étrangères et une diplomatie communes, une nationalité commune, une monnaie africaine, une zone monétaire africaine et une Banque centrale africaine ».
Hélas, la plupart des chefs d’Etat présents à ce sommet pensaient à leur fauteuil de dirigent et à leurs souverainetés. Avec le principe de non-ingérence, la plupart d’entre eux ont fait de leurs micros-Etats des propriétés personnelles en instaurant des partis uniques, étouffant dans l’œuf toute émergence démocratique. Au fil du temps, l’OUA devient un syndicat de chefs d’Etat, ignorant les intérêts de la base que constitue le peuple africain. Devenue l’Union Africaine en 2002, cette triste réalité n’a pas changé.
L’actualité oblige, au Mali voisin, on vient d’enregistrer un nouveau coup d’Etat, si on peut le dire ainsi, huit mois après celui qui a renversé le président Ibrahim Boubacar Keita, perpétré par la même junte. Quelle analyse en faites-vous ?
La situation au Mali est très inquiétante dans la mesure où le pays est en proie de conflits multidimensionnels, à la fois djihadistes, régionalistes et communautaristes depuis 10 ans. Des forces étrangères s’y battent contre le terrorisme afin de ramener la paix et la sécurité dans le pays et surtout freiner la contagion aux pays frontaliers non encore touché par le phénomène du terrorisme. Pendant ces temps, les militaires maliens qui ont essuyé des lourdes pertes face aux djihadistes se battent à Bamako sur le terrain politique alors qu’ils devraient être au front. Mais tout cela est arrivé par le fait de la mauvaise gouvernance des pouvoirs successifs dans une démocratie de façade comme c’est le cas de la plupart des Etats africains. La chute de Kadhafi orchestrée par l’Occident, la France et les Etats-Unis au premier plan, a été une aubaine pour les djihadistes et autres groupes de malfaiteurs de tout acabit qui se sont emparés de l’arsenal libyen pour semer aujourd’hui la terreur dans toute la bande sahélo-sahélienne. La Libye, en guerre tribale, est devenue un terreau des djihadistes, des contrebandiers, des trafiquants d’armes et d’êtres humains.Voilà à quoi le Mali est confronté aujourd’hui à l’instar de ses voisins, le Burkina, le Niger et même la Côte d’Ivoire.
Pour revenir à ce que vous avez appelé coup d’Etat, il n’y a rien d’étonnant dans la mesure où le président de la Transition, Bah N’daw et son premier ministre, Moctar Ouane « mis hors de leurs prérogatives » (avant leur démission collective) par le chef de l’ex-junte, Assimi Goïta, ne sont pas issus d’un régime démocratique. C’est le Conseil national pour le salut du peuple, CNSP, dissout en janvier 2021 qui, sous la pression internationale, les a choisis, après son putsch qui a provoqué la chute du président IBK. Si le patron de cette même ex-junte, estimant que les deux ont violé la charte de la transition, les démet aujourd’hui, ce n’est pas étonnant ça. N’oubliez pas qu’il y a eu récemment au Tchad un précédent dangereux pour l’avenir de la démocratie en Afrique. Après la mort au front du Maréchal Idriss Déby Itno, son fils, le Général Mahamat Idriss Déby Itno, à la tête d’un Comité militaire de transition, a pris le pouvoir. Ipso facto, il a eu l’onction d’Emmanuel Macron. La France très présente dans la région à travers son armée qui combat le terrorisme islamique, a dû préférer « la stabilité » pour accompagner la transition militaire alors que la succession pourrait se régler par la voie constitutionnelle. L’Union Africaine n’a fait que de suivre le doigt de Macron. Et avec complaisance ! Ni le président de la Commission de l’UA, le Tchadien Moussa Mahamat Faki (ancien Premier ministre d’Idriss Déby), ni le Secrétaire Général de l’ONU, Antonio Guterres n’a eu un mot dur pour condamner les putschistes de Ndjamena et les sommer de rendre le pouvoir aux civils, comme cela se devait. Car, à leur entendement le Tchad fournit des contingents importants dans les autres pays victimes d’agression de Boko Haram, Daesch ou Aqmi. Donc, il faut accompagné la transition pour éviter l’implosion du pays. Ça y ait. Seulement que cette politique de deux poids deux mesures risque d’avoir des effets nocifs dans le processus démocratique à travers nos pays.
Pour revenir au cas malien, je ne pense pas que la menace des sanctions contre les militaires prônées ça et là, serait la bonne option. Maintenant qu’une mission de la CEDEAO, à sa tête Good Luck Jonathan, ancien président du Nigeria, est à Bamako, attendons de voir quelle sera l’issue des pourparlers avec les différents acteurs de la crise malienne. Quoi qu’il arrive, il ne faut pas perdre de vue qu’il faudra impérativement sauver la cohésion au sein des forces armées maliennes bien qu’elles soient beaucoup fragilisées. Toute implosion au sein de cette armée entraînera un chao général que personne ne souhaite et qui sera difficile à gérer. Parce qu’il ne faut pas oublier que la Russie est présente dans la région. Déjà, elle dispute la France en RCA et au Tchad. En partie, ce qui se passe au Mali est une guerre de positionnement stratégique entre les grandes puissances.
Pour finir que préconisez-vous pour que règne la paix en Afrique et que les Africains puissent se consacrer au développement de leur continent ?
A mon avis, d’abord, il nous faut un système démocratique fondé sur nos valeurs africaines et une gouvernance saine, dépourvue de corruption, de gabegie financière, de démagogie, du népotisme. Tout ceci n’est possible qu’avec des institutions fortes comme le disait Barack Obama « l’Afrique a besoin des institutions fortes et non des hommes forts ». Nos Etats doivent investir utiles, c’est-à-dire prioriser l’éducation, la santé, l’agriculture, l’énergie, la communication et le transport.
Les gouvernants doivent se pencher sérieusement sur la fédération continentale. Avec les micros-Etats, l’Afrique restera toujours la proie de l’Ogre que constituent les pays riches.
Propos recueillis par Alpha Ibrahima Diallo