La récente interruption du cours normal de l’ordre constitutionnel au Niger, suivie quelques semaines après par la déposition du Président Ali BONGO du Gabon constituent des séismes politiques dont les répliques sont attendues avec anxiété. Ces deux événements inattendus, ont produit des ondes de choc qui se sont propagés sur l’ensemble du continent africain.
Les chefs d’Etat africains envisagent en fonction de la nature et de la spécificité de leur gouvernance, des palliatifs ou des réajustements organisationnels pour se prémunir de cette vague déstabilisatrice. Hormis la RDC et la RCA les pouvoirs en Afrique Centrale sont marqués par une longévité rare dans le monde. Par contre l’Afrique de l’Ouest en dépit des pertinentes dispositions des pactes de bonne gouvernance codifiés par la CEDEAO est plongée depuis 2020 dans une série de putschs militaires dans maints pays comme le Mali, la Guinée et le Burkina. Les motivations ne sont pas identiques d’un pays à un autre. Toutefois de fortes similitudes existent entre le Mali et le Burkina.
Il est crucial de cerner les origines de la multiplication de l’intervention sur la scène politique des forces de défense et de sécurité. Une analyse globalisante est hasardeuse car les facteurs internes sont les principaux leviers sur lesquels nous pouvons nous appuyer pour rendre intelligible des bouleversements sociaux inédits et complexes. Néanmoins des liens de causalité proches se retrouvent dans la plupart des pays africains en déliquescence institutionnelle. Cette esquisse d’analyse a pour objet de mettre en éclairage ces lignes de fonds qui parcourent pratiquement l’ensemble du continent du Nord au Sud et de l’Est à l’Ouest.
La fin du cycle issue des conférences nationales souveraines
A partir du milieu de la décennie des années 80, le monde a connu de profonds bouleversements qui ont redistribué les cartes géostratégiques. Elles ont fait triompher des valeurs néo-libérales d’un côté et qui paradoxalement ont fait émerger par-ci et par là des courants d’idées néo-conservatrices, messianiques et d’extrémismes religieux.
L’éclatement de l’Union Soviétique, le reflux des références marxisantes, les désillusions communistes et les pertes d’influence des partis dits progressistes ont favorisé le recours aux conforts identitaires rejetant ainsi les valeurs universalistes qui peu ou prou sont assimilées à l’occident.
C’est dans ce contexte qu’intervient la vague des conférences nationales souveraines qui ont été des catharsis pour changer le mode de gouvernance des Etats qui auparavant étaient régis par le parti unique ou le parti-Etat. Cette évolution en douceur a remis en cause la suprématie du système politique de type parti unique. L’instauration du multipartisme intégral, l’adoption de constitutions qui consacrent la séparation des pouvoirs, la proclamation du respect des droits de l’homme, la reconnaissance de la primauté du droit et l’organisation des élections au suffrage universel par des organes de régulation neutres et impartiaux dénommés (CENI ou CENA) furent adoptés avec enthousiasme. A l’aune de l’épreuve des nouveaux processus électoraux, le désenchantement gagna peu à peu les opinions africaines. Les pratiques héritées de l’expérience des partis uniques subvertirent dans les faits la règle multipartite à quelques exceptions prés. En effet les Etats anglophones s’illustrèrent avec plus de réussite en expérimentant aussi bien l’alternance politique au sommet de l’exécutif que la limitation des mandats à deux pour la même personne. Ceci a induit une relative stabilité institutionnelle de pays comme le Ghana et le Nigeria. Par contre les Etats francophones à l’exception du Sénégal furent dans les faits rétifs aux changements. Les élections servirent à asseoir davantage des pratiques de confiscations de la souveraineté du peuple empêchant ainsi de facto une dévolution du pouvoir de manière démocratique. Les institutions issues de ces processus furent ainsi fragilisées car manquant de légitimité et par conséquent d’autorité. Les méthodes coercitives et répressives furent alors la panacée pour dompter et étouffer les revendications des populations. La démocratie tant rêvée et chantée ne fut pas au rendez-vous.
Et le développement, un lointain horizon
L’illusion de croire qu’il suffit d’adopter les apparats de la démocratie pour parvenir à construire le développement s’est révélée à l’aune de la durée, une véritable utopie. C’est un lointain écho des croyances du début des indépendances pour justifier l’instrumentalisation du système parti unique comme moteur de développement économique et de facteur d’intégration nationale. Il est vrai que le discours de la Baule au 16éme sommet Franco-Africain en juin 1990 du Président François Mitterrand avait contribué à entretenir l’idée « il ne saurait y avoir de vrai développement sans démocratie ». Or la décennie des années 90 est influencée par le postulat de l’historien américain Francis Fukuyama, développé dans « la fin de l’histoire et le dernier homme ». Celui-ci estime que la démocratie libérale avec la primauté de la liberté de la règle du marché a vocation à s’implanter dans toutes les sociétés sans exceptions. Cette vision du monde triomphante n’a pas pris en compte les particularités et les spécificités des différentes aires géographiques et humaines du monde.
Le continent africain durement éprouvé par les sécheresses des années 70 et 80 passait aussi sous les fourches caudines des institutions de Brettons-Woods, FMI et Banque Mondiale avec les politiques d’ajustements structurels pour équilibrer leur balance de paiements. Le processus de démocratisation s’est accompagné de politiques drastiques d’austérité sur le plan économique et social. Les investissements sociaux furent réduits au strict minimum. Le dégraissage des fonctions publiques jeta des milliers de fonctionnaires dans le chômage car l’Etat était le principal employeur national. Les appels à la promotion de l’investissement privé par la création des PME-PMI furent inaudibles car l’esprit d’entreprise ne peut pas être décrété par un claquement des doigts. De cette politique découla l’éclipse de l’Etat dans maints secteurs assurant peu ou prou le rôle de filets sociaux. Des séries de privatisation furent florès notamment au niveau de l’école et de la santé. Les programmes de réduction de la dette à travers l’Initiative en faveur des Pays Pauvres Très Endettés (IPPTE) permettant d’affecter aux secteurs sociaux et aux infrastructures les montants dédiés aux remboursements de la dette ne furent pas satisfaisants en dépit de leurs caractères novateurs. En réalité, il était nécessaire d’injecter dans l’économie des financements substantiels du type « Plan Marshal » pour doper les investissements publics et assurer la modernisation des moyens de production. C’est ainsi qu’au lieu de la réduction de la pauvreté et de l’impulsion du développement le continent africain s’est retrouvé ruiné et en proie à l’aggravation des menaces sur la fiabilité des Etats. En effet de 1990 à 2022 le PIB moyen de l’Afrique Subsaharienne est 3,6 % avec un taux de croissance démographique pour la même période de 3 %. Cette croissance économique atone est insuffisante pour répondre aux besoins fondamentaux d’une population de plus en plus jeune et nombreuse.
Une période marquée par l’aggravation des inégalités et des risques
Le coefficient de Gini qui mesure le niveau d’inégalité sur le revenu pour une population donnée est de l’ordre 0,45 pour l’Afrique Subsaharienne alors que la moyenne mondiale est 0,38. Cet indicateur exprime la concentration de la richesse nationale entre une fraction marginale de la population. La conjonction de la pauvreté et des inégalités accentue la fracture de la société entre riches et pauvres. Par ailleurs, les politiques de désengagements de l’Etat ont encouragé les privations des moyens de production par les détenteurs du pouvoir politique pour leur propre compte. Ces phénomènes « d’appropriation des biens étatiques » ont renforcé l’émergence d’une logique prédatrice au sein des sphères dirigeantes des pays. A l’aune de la durée, les compétitions politiques s’avèrent ainsi dans la plupart des cas, être une lutte pour obtenir des postes afin d’accéder aux richesses publiques. Ceci justifie que le processus politique des trente dernières années n’a ni consolidé les bases démocratiques des sociétés africaines et ni réussi à enclencher de manière effective et durable le développement économique et social. Tout au contraire l’espace politique s’est mué en un champs clos de conflits fratricides, ethno-stratégiques et violents. Les élections multipartites, les références à la démocratie et à l’Etat de droit ne sont alors qu’une fine enveloppe pour masquer les véritables natures des logiques de pouvoir en place.
Le dérèglement climatique, autre facteur de crises
Aux risques et menaces résultants des mauvaises gouvernances politiques, la nature a aussi manifesté ses courroux. Les méfaits du changement climatique notamment sur l’arc couvrant une large bande de territoires de la Mauritanie à l’ouest jusqu’aux confins de la corne de l’Afrique en Somalie ont profondément modifié les modes de vie de dizaines de millions de personnes. Les populations nomades et les éleveurs vivant dans cette bande continentale, sont obligés de descendre davantage au sud pour trouver de l’eau et des pâturages pour le bétail. Cette exode se heurte fatalement aux oppositions des populations sédentaires qu’elles rencontrent. Des guerres pour l’eau et pour des « droits de passage » sont nombreuses et meurtrières. Ce terreau fertile a vu l’émergence et de la prolifération de la délinquance organisée (narcotrafics, contrebandes, pirateries maritimes, etc…). C’est ainsi que cette vaste région est devenue le sanctuaire des trafics de toutes natures et des mouvements djihadistes armées et terroristes. Ce contexte trouble, a aiguisé les contradictions intercommunautaires notamment entre les éleveurs et les agriculteurs. Or dans cette partie du monde, la pratique de ligne de métiers repose sur des traditions multiséculaires qui recoupe les appartenances ethniques. C’est ainsi que le Sahel est confronté aux antagonismes ethniques, violents et meurtriers.
De mauvaises réponses à de vrais problèmes : réformer ou périr
A l’exception de quelques rares pays anglophones, les classes moyennes ne se sont pas suffisamment développées. Or celles-ci plus nombreuses et plus fortes sont les véritables porteuses du changement du mode de gouvernance. Ainsi le cycle politique inauguré par l’abolition des partis uniques à partir des années 90 a surtout élargi les bases sociales et politiques d’une culture prédatrice par le biais de la captation des ressources publiques. Les processus dits démocratiques ont ainsi attisé les compétitions pour l’accès et la conservation du pouvoir politique, voie par laquelle il est possible d’acquérir prestiges, richesses et…impunités. Trois décennies durant, cette pratique politique et de gestion des affaires publiques ont atteint leurs limites objectives par le renforcement des fragilités et des contraintes structurelles qui entravent le fonctionnement du système.
Les mouvements sociaux et politiques de vastes envergures ont été enregistrés dans maints pays africains à partir de 2005 pour protester contre les mauvaises gouvernances et pour exiger des réformes politiques. Ce fut le cas en Guinée dans les périodes 2006-2008 ; et 2019-2020. Il en est de même au Soudan en 2019 et au Mali en 2020. Le printemps arabe de 2011 a démarré en Tunisie pour s’étendre par la suite à l’Egypte et à la Lybie. L’Algérie a été récemment secouée par le mouvement protestataire de plus d’une année en 2019 pour s’opposer à la quatrième candidature aux présidentielles du Président Bouteflika. Ces révolutions servirent de justificatifs pour légitimer l’irruption sur la scène politique des Forces de Défense et de Sécurité pour engager des transitions politiques plus ou moins consensuelles. Par contre d’autres Etats comme la Lybie et le Soudan ont sombré dans des guerres civiles claniques meurtrières.
Les répressions systématiques, le dévoiement des institutions de la République en une pâle représentation nationale et la docilité des élites tant administratives que militaires ont contribué au blocage de l’espace politique. Dans ce contexte où les violences sont systématiquement les recours pour régler les contradictions politiques majeures, les forces de défense et de sécurité deviennent de fait les seules en mesure de stopper les dérives des pouvoirs en place. Par contre dans certaines zones du continent, des guerres civiles s’installent car la détention des armes de guerre n’est plus une exclusivité de l’Etat. Des forces paramilitaires, des rebellions armées, des bandes criminelles organisées et des djihadistes terroristes écument alors de vastes territoires devenus des espaces de non-droit et de terreur.
La séquestration depuis le 26 juillet dernier du Président Bazoum par une junte militaire dénommée CNSP est le coup d’Etat de trop dans l’espace CEDEAO. Le plongeon du Niger dans les incertitudes est un danger supplémentaire pour le Sahel. Les armées de cette région avec leurs dérives autoritaires, accentuent les facteurs de la déstabilisation de l’espace Ouest-africain. L’effet domino se propage comme le cancer sur 2,8 millions de Km2 soit une superficie équivalente aux 2/3 de l’Union Européenne. Les risques sont sérieux d’avoir un « Sahelnistan » au cœur de l’Afrique. Ces Etats faillis sont des zones de guerres et de la pauvreté absolue pour plusieurs dizaines de millions de personnes.
Les manifestations de la fin d’un cycle politique entamé au début des années 1990 sont évidentes. C’est une période historique dangereuse pour la stabilité et l’existence de maints pays africains dans n’importe laquelle des régions du continent. L’Etat africain est en perdition. Il faut nécessairement réinventer les modes de gouvernance en faisant émerger des politiques publiques centrées sur les besoins fondamentaux des populations pour restaurer : la sécurité, le vivre-ensemble, la paix et la coexistence de cultures, d’ethnies et de croyances.
C’est le défi des temps actuels.
Conakry le 23 septembre 2023
BAH Oury
Président de l’UDRG