Je me trouvais au Salon International du Livre d’Alger quand j’ai appris la mort d’Ibrahima Caba Bah (mardi, 24 octobre 2023), ce qui explique le retard que j’ai mis à réagir. Evidemment, je me doute bien que peu de jeunes savent qui est ce monsieur. Dans cette Guinée à l’envers, dans cette citadelle de la médiocratie, que nous a léguée le sanguinaire Sékou Touré, un homme comme lui n’a pas sa place. Dans ce pays décadent où ce sont des tartempions comme Mamadi Doumbouya, Idi Amine, Dadis Camara, Thiegboro Camara, Pivi Koplan qui font l’Histoire, son œuvre ne signifie rien, son nom ne dit à rien personne.
Il n’est pas le seul hélas à subir l’ostracisme dans lequel l’Etat guinéen maintient nos hommes de valeur. Regardez bien autour de vous : tous nos intellectuels, toutes nos vénérables personnalités croupissent dans la misère et dans la solitude quand ils n’ont pas disparu dans les cloaques du Camp Boiro. Cela a toujours été comme ça en Guinée depuis 1958 : ce sont les élites qui rasent les murs et c’est la racaille qui plastronne.
Diplômé en sciences physiques de l’université de Nancy, Ibrahima Caba Bah rejoint son pays dès la fin de ses études en 1956 et milite activement pour l’Indépendance. Il est le premier Guinéen de souche, professeur de Physique-Chimie au lycée de Donka. Il est ensuite nommé directeur de l’Ecole Normale de Kindia (le célèbre poète David Diop y viendra enseigner sous son instigation). Membre de la direction du Syndicat des Enseignants, il est arrêté avec l’ensemble de ses collègues et détenu pendant 6 ans à la suite de ce que Sékou Touré appellera le « complot des enseignants et des intellectuels tarés ».
De quoi s’agit-il ? Le 18 Novembre 1961, le Syndicat des enseignants publie un mémorandum pour protester contre la suppression des subventions allouées à ses membres (prime de logement, prime de transport, etc.). Ces subventions, Sékou Touré les avait illégalement redonnées en guise de remerciement à ses compagnons du PDG qui l’avaient aidé à accéder au pouvoir ; des individus démagogues et incompétents qui bénéficiaient déjà de gros avantages (postes de ministre, de gouverneur, de directeur de sociétés avec les désastreuses conséquences que l’on sait).
Les collégiens et les lycéens organisent alors une grande grève pour soutenir leurs professeurs arbitrairement détenus. Il s’ensuit une répression sauvage. Des gamins de 12 à 16 ans se retrouvent dans les camps militaires entourés de gardes armés qui leur ordonnent de regarder le soleil (je ne savais pas jusque-là que le soleil était un véritable instrument de torture !). Des établissements scolaires sont fermés pour plusieurs mois.
De tout cela, je me souviens comme si c’était d’hier : j’étudiais alors au Collège de N’Zérékoré. Je sais que le 18 Novembre 1961 est une date cruciale de l’histoire de la République de Guinée. C’est ce jour-là qu’est mort l’Homme du 28 Septembre, c’est ce jour-là qu’est né le vampire du Camp Boiro.
Ibrahima Caba Bah et ses illustres collègues Koumandian Keïta, Djibril Tamsir Niane, Ray Autra, Bah Mountaga, Bahi Seck, etc. furent parmi les premières victimes de la machine répressive du démon Sékou Touré. Savez-vous que Koumandian Keïta fut le premier prisonnier politique du monde « adopté » par Amnesty International ? Pour moi, comme toute ma génération, ce ne sont pas de simples hommes. Ce sont des héros (dans le bon sens du terme, cette fois-ci) que dis-je, des dieux auxquels nous vouons une admiration sans borne. C’étaient des patriotes, des démocrates sincères, qui aimaient profondément ce pays. Ce sont eux qui nous ont réellement décolonisés. Ce sont eux qui nous ont donné une conscience africaine en imposant l’Afrique comme sujet d’étude dans les programmes de littérature, d’histoire et de géographie.
Ils ne seront pas oubliés, n’en déplaise aux filous et aux falsificateurs !
Tierno Monénembo